Labo 2 - Jour 3
Portraits paysage
Clermont de l'Oise - Dimanche 27 février 2022
Après avoir récolté à l'oral les lieux importants des habitants, nous sommes allées les arpenter, notre intention était d'user par les mots, par la description le paysage. Est-ce possible de ne plus trouver les mots pour décrire ? Comment changer de point de vue ?
Décrire du plus ancien au plus récent - qu'est ce qui est en devenir ? - du micro au macro - Quel est l'odeur, le goût du paysage ? - Les zones d'ombres, de lumières - Les couleurs - à quoi nous font penser les formes ?
Vous trouverez, ci dessous, nos impressions sur le paysage, les gens et les paroles rencontrés durant ces quelques jours.





















Une participante : C'est quoi le Labo ?
Philippe : Cécile t’expliquera mieux que moi, mais c’est un moment, un temps où tu joues, tu cherches, tu dis, tu ris.
La participante : Un atelier quoi !
Philippe : Non un labo je te dis. Cécile t’expliquera.
Nous sommes artistes laborantins en immersion, comme les autres participantes on a joué, cherché, essayé, ri. Bref un labo autour du pays, du territoire, de sa langue, de ses paysages, de sa campagne, ses couleurs, ses bruits.
Près de la chapelle Sainte Arnoult on a écouté les bruits. Plus tu écoutes, plus tu en entends. Les uns à coté des autres. Les uns juxtaposés aux autres. Des bruits au-dessus de nos têtes. L’oiseau qui strille, qui chante, qui s’époumone puis l’oreille bien ouverte tu entends l’autre oiseau ailleurs, mais clairement. Le bruit du vent. Un hennissement de cheval. Un coq qui déraille un peu sur le final. Ecoute bien, un autre qui lui réponds. Encore des oiseaux, une bande plus loin, plus haut. La détonation d’un fusil-Le bruit d’un avion-la détonation d’un fusil. Des pas, des voix effacées dans le bruit des feuilles foulées.
Chaque bruit est clair, mêlés aux autres mais très clair et chaque fois unique, plus personne jamais ne l’entendra. Un fond sonore d’une limpidité pure-dans la limpidité de l’air qui nous entoure. Ça claque, chaque bruit claque en silence sans bruit mais clair. Si on était rapide on pourrait les capturer vite et les enfermer dans des cloches en verre.
Ils se mélangent distinctement.
J’hallucine, il faudra que je retente l’expérience.
On est au labo.
Philippe
Pleins de nouvelles rencontres, pleine de nouveaux paysages intimes.
Je trouve ça toujours très beau de voir les participant.es se dévoiler au fil du temps. Pas si long le temps, et on a déjà l’impression de se connaître. Peut-être parce qu’on cherche des points de rencontre dans tous nos paysages, où est-ce qu’on se croise, jusqu’à où nos routes se suivent, s’entrechoquent, comment nos histoires se font échos ? Les échos ruraux au lieu de labos, ça ferait plus sens. Comment ça résonne ?
Dans ma tête il y a tout ces mots de patois qui résonne, il y a l’accent du nord de deux dames au marché, et leur joie de se replonger dans des expressions de chez elle, il y a les larmes d’une habitante du quartier de sable qui se remémore les baignades dans la brèche étant gamine, la faille que ça creuse en elle de parler, et celle que ça creuse en moi de l’écouter pleurer, je la comprends, cette envie de folle de retourner dans le lieu sûre de l’enfance, dans ce temps doux de rêverie et de rencontre simple.
Il y a Aurélie qui nous fait visiter le papotager, une tisane au soleil, voilà une rencontre simple. C’est possible en fait de créer des liens, que ces labos soient peut-être juste ça : réussir à s’entendre dans les mots des autres, à se retrouver dans la description d’un paysage, de devenir figure locale sans le savoir, des déclarations d’amitié, des désirs simples de nature, de rire d’enfant, de cabane, de lecture, de balade dans les bois, des voyages sur la lune, des évasions en Guadeloupe.
La Guadeloupe, Patricia nous demande un voyage sonore vers la Guadeloupe, elle entend des sons et elle a toutes les odeurs qui lui arrive, puis s’annonce le nom d’une plage en Corse et la révélation d’avoir été touchée par le paysage, le paysage qui ouvre la porte en soi d’une vie spirituelle, un paysage tellement fort qu’il vient tout bouger en dedans.
J’ai pas pu m’empêcher d’y penser en visitant la chapelle Sainte Arnoult, à Patricia et à ce choc physique de son corps dans un paysage en bord de mer. Il m’est arrivé la même chose en Bretagne, j’ai pleuré pendant des heures face à un paysage qui me touchait trop, trop de vague à l’intérieur, j’étais chavirée par la nature.
Pourquoi suis-je touchée par ici ou plutôt pourquoi suis-je touchée par les gens d'ici ?
Cécile
Pour un conteur lillois ayant migré à Paris, la Picardie c’est un entre-deux.
Un paysage silencieux qui défile à travers la fenêtre du train : des clochers à l’horizon, le vert et le jaune des champs, le gris (souvent) et le bleu (parfois) du ciel, des pilonnes électriques et des éoliennes.
Alors voilà que pendant 4 jours, je traverse la fenêtre, je saute du train et j’arpente le paysage. Et voilà que pendant 4 jours, à 4, on regarde le paysage autour de nous autrement, en fermant les yeux.
Le nez. Odeur de bois feutré d’un intérieur. La fraîcheur du vent d’hiver. L’herbe. L’étale du fromager sur le marché. Le saumon qui cuit. La terre d’hiver qui repose. La chambre mal aérée. L’infusion au thym du papotager. Mon haleine en circuit-fermé sous le masque.
L’oreille. Les oiseaux qui chantent. L’avion au loin. Le chien qui aboie. Les voix étouffées. Les pas dans les feuilles mortes. Un autre chien qui aboie. Philippe qui chante sous la douche. Le tracteur qui travaille. Le jumpy qui cale.
La langue. Gueniche et fretouilloux. Le goût des gens. Empégué et melouner. Les mots d’ici qui relient les gens d’ici. Nervis et novi. Les expressions qui nous font retomber en enfance, à la table de grand-mère. Ribouliner et garlousette. Le patois qu’on comprend pas, qu’on ne connaît plus, mais qui nous parle encore. Nicdoule et malin de bulle. A croire qu’un paysage ça se parle aussi. Fatheuf.
Puis ouvrir les yeux. Le vert prairie et la terre retournée. Le gris pierre et la porte cochère. Le jaune jonquille. Le rouge nappe et l’orangé-croustillant chocolatine. Le gris-pluie et le bleu-soleil.
Les visages sous les masques. Isabelle qui est venue par amour pour son ex-mari et qui est restée par amour des gens d’ici. Patricia qui dit toujours non avant de se laisser entraîner dans la danse. Aurélie qui papote dans son potager rêvé-partagé. Cécile qui vit dans une cabane de bois et de courants d’air. Mr Sauvage qui réchauffe sa langue pour ne pas refroidir des jambes. Ces deux femmes qui se replongent dans leurs mots d’enfance. Delphine qu’on suit sur les routes de Picardie pour vibrer-voyager.
Dimanche soir, départ en train. Le paysage à travers la fenêtre est maintenant rempli d’odeurs, de sons et de souvenirs.
Chère Picardie, j’étais tout béninche de vous rencontrer.
Charles
Regarder 1
Depuis la fenêtre je regarde le paysage et je ne sais où poser l’œil. Je regarde partout. Puis mon œil observe le lointain, et revient plus proche, là, en bas, sur la pelouse entourée de grands arbres, il agrippe les menus détails d’un taillis. Mon esprit pense, veut trouver avant de prendre le temps de chercher : c’est quoi la question déjà ? Ici, ailleurs ? Comprends pas, y’a quoi derrière ces mots et derrière ces mots il y a quelles expériences ? Comment mettre des mots sur des évènements qu’on n’a pas vécu. Je veux comprendre « ici », je veux comprendre « ailleurs », je veux voyager dans ces mots et en trouver le goût, pour de vrai.
Donc on commence par quoi ?
Delphine
Regarder 2
« Ça c’est le centre Emmaüs, c’était la maison des fous avant ».
L’être humain aime regarder. Certains animaux aussi. Je vois des chats parfois dans le bocage normand, dans des prairies, qui ne font rien. Ils regardent. Nous faisons comme les chats au soleil. Nous regardons en voiture le paysage, et nous aimons cela. Pendant quatre jours nous allons de Cressonsacq à Clermont et de Clermont à Cressonsacq. Il fait beau, le ciel est comme une toile bleue qui claque au soleil, lumineux et frais. Nous regardons inlassablement le même paysage deux ou trois fois par jour sur la même route. A force de le voir nous finissons par le reconnaître puis le comprendre. A l’insu de nos bavardages nos cerveaux appréhendent le paysage, le jaugent, le calculent, le sentent - ses étendues, ses couleurs, ses textures, sa largeur, sa longueur, ses lointains, ses minuscules. « Ce bâtiment, l’Emmaüs, c’était une institution avant non ? - Oui la maison des fous, c’était la maison des fous ». Nos cerveaux filtrent peu à peu ces lieux que nous arpentons et que nous détaillons pour en comprendre la forme. Château d’eau avec des grands oiseaux, éoliennes en file indiennes, bosquets refuges pour les animaux, champs de culture, au loin les monts de Clermont, oui ça se creuse là-bas, ah Breuil-le-sec est à l’est, j’aurais dit au sud, mais ce bois où nous sommes, c’est la colline que nous voyions hier depuis la cour de la médiathèque Jacques Prévert, c’est là que se niche, pas si loin de l’agglomération, un jaillissement de sons : cascades de gazouillis d’oiseaux, d’autres qui s’esclaffent, deux coqs qui se répondent, des hennissements de chevaux, au loin peut-être la nationale, ah non, ce bruit a changé d’emplacement, est-ce le vent ? Puis nous ouvrons les yeux : qu’est-ce qui est neuf, qu’est-ce qui est vieux ? Les arbres sont-ils vieux ? Les chevaux sont-ils vieux ? Les primevères sont nées d’hier, le vent est immédiat, les bourgeons en devenir. Quel est l’âge du paysage ?
Le paysage n’est pas qu’une bouffée brute d’émotion. On peut le lire comme un livre avec ses paragraphes, ses virgules, ses points d’exclamation, ses intervalles d’espaces blancs. Tous les chapitres ne sont pas écrits. Il y a parfois des répétitions.
Nous avons lu le paysage picard parce que nos cerveaux étaient en lien, parce que nous avons bavassé, rigolé, parce que nous avons brassé à plusieurs nos regards venus d’ici et d’ailleurs, parce qu’ici et ailleurs étaient toujours en dialogue, pensées qui ricochent. Nous étions tout, sauf des insensés.
Delphine